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Analyse de pratiques, Professionnalisation et professionnalité

Analyse de pratiques,   Professionnalisation et professionnalité

Depuis plus de vingt ans j’accompagne le management intermédiaire de grands groupes industriels une modalité d’analyse de pratiques : les groupes de coprofessionnalisation. Cette expérience  m’a conduit à tenter de formaliser l’intérêt que cette approche représente pour les managers au travers d’une question : en quoi la professionnalisation du management par l’analyse de pratiques est une réponse adaptée aux besoins du management intermédiaire et qu’est ce qu’on peut attendre de cette pratique ?

Cette modalité sert au moins trois objectifs:

Développer une capacité d'attention consciente, construire un discours sur sa pratique et donc une conscience de soi et élaborer une identité personnelle et collective

 

I) Développer une capacité d’attention consciente

 L’approche des « groupe de coprofessionnalisation »  consiste en un exercice dont l’objectif  principal est  de développer chez les managers une pratique de l’attention consciente[1]

Il faut avoir des outils conceptuels des méthodes des connaissances, mais à quoi peuvent lui servir ces outils si le manager n’est pas consciemment attentif à ce qui advient ? En effet la conduite de processus quels qu’ils soient est d’abord et avant tout une question d’attention. On constate d’une manière évidente dans les groupes d’analyse de pratiques que les problématiques que proposent à l’étude les managers ne se ramènent que très rarement à des manques d’outils ou de connaissances, mais le plus souvent à une difficulté à saisir l’ensemble de la situation qui lui pose problème. Lorsqu’il est pris dans difficulté, le manager a tendance à se focaliser sur ce qu’il croit être le problème et cette focalisation, par effet lorgnette, l’empêche de voir la situation dans sa globalité. L’effet lorgnette c’est cette tendance qu’on les humains à  trier les informations sur une situation de telle manière qu’ils occultent tout ce qui ne leur semble pas servir la solution qu’ils envisagent. Les coaches savent bien que le plus souvent ce qu’amène le client comme problème c’est la solution qu’il a imaginé et qui a échoué : » je  n’arrive pas à communiquer avec mon collaborateur » n’est pas un problème, mais une solution échouée.

Le travail de l’accompagnant est de l’aider à faire un pas en arrière et à procéder à un « dézoomage systémique » dont l’objectif est de commencer par resituer sa problématique dans un regard systémique. Bien souvent ce que perçoit le client comme étant un problème n’est que le symptôme d’un disfonctionnement systémique[2]. Pris dans le cours de l’action il ne perçoit que la manifestation du problème et pas sa dimension systémique.

Dans un environnement peu balisé mouvant et complexe, les outils du management sont d’une utilité réduite pour qui n’est pas conscient et attentif à ce qui se passe. Ce n’est qu’une fois sorti du cours de l’action à l’aide de la méthodologie spécifique des groupes de coprofessionnalisation qu’il aura les moyens de ce recul systémique.

 

II) Construire un discours sur sa pratique comme moyen d’élaborer une conscience explicite de son vécu d’expérience

L’approche des groupes de coprofessionnalisation tend à entraîner les managers à élaborer un discours explicite et partagé sur leurs pratiques professionnelles. C’est ce discours  qui en fera un interlocuteur légitime car comme disait Martha Hollender : je ne peux pas me faire entendre si je ne me suis pas entendu. 

S’entendre dire les choses est le premier pas vers un travail sur sa propre congruence.. Poser sa parole dans un groupe donne a sa pensée une profondeur et un poids qu’elle n’aurait pas sans la confrontation de cette pensée aux autres. Plus on fait l’effort de s’expliquer avec les autres plus on se comprend. Ce que chacun dit dans ce groupe l’amène à penser ce qu’il n’aurait jamais pensé penser.

Dans une certaine mesure ce travail de mise en mot de son expérience contribue à réconcilier l’esprit c’est à dire retisser les liens entre le vécu d’expérience et la représentation qu’on s’en fait. Dans une activité ou le mental prend le pas sur l’ensemble de l’activité et ou l’on a tendance à avancer dans le déni des messages du vécu d’expérience il peut paraître nécessaire de travailler à la réconciliation  

Pratiquer une philosophie de son action[3]

On peut vite comprendre que comme peut l’être le sport ou le yoga pour le corps, l’analyse de pratiques constitue un exercice de conscience ou un exercice spirituel au sens de Hadot[4]. La philosophie est un exercice de dialogue avec soi-même par la confrontation à l’autre. L’autre comme opportunité de s’expliquer avec soi-même. La confrontation qui en résulte n’a pas comme finalité de voir triompher un point de vue, une façon de penser le monde ce qui transformerait la confrontation en affrontement. Ce n’est pas non plus un autel où le groupe offrirait au  plaignant un coussin compassionnel pour épancher son cœur.

C’est un espace de dispute dans le sens étymologique du terme[5]dans lequel chacun a l’occasion de questionner ses représentations pour reconstruire une congruence entre son vécu d’expérience et la représentation qu’il s’en fait. En effet, la souffrance du manager vient souvent d’une certaine dissonance entre la situation qu’il vit et la représentation qu’il s’en fait. La solitude dans laquelle il est, faute d’interlocuteur permettant l’explicitation, ne lui permet pas de sortir de sa souffrance et de trouver un moyen de se remettre en marche.

Recréer de la congruence entre les indicateurs sensoriels de l’expérience les ressentis qui se construisent à partir de cette expérience et la conscience  qu’on en a, la mentalisation qu’on en fait, la manière de trier l’information et de la transformer par son désir. C’est le fameux « relier cœur corps tete » qui est le projet de toutes les démarches philosophies ou spirituelles. L’esprit étant la réunion, la recherche de la congruence entre  l’expérience et la représentation qu’on s’en fait. Ce travail ne peut se réalier que dans une démarche d’introspection (aller chercher les indicateurs sensoriels de l’expérience pour pouvoir évoquer ce vécu d’ expérience) et l’interaction avec un autre qui rend possible la confrontation à soi et à son expérience.

C’est donner à l’individu les moyens de se recueillir dans le sens de se rassembler après avoir été dispersé toute la journée dans un environnement fait de paradoxes et de doubles-contraintes qu’il faut bien qu’il assume.- Se recueillir, se réunir, se rassembler pour compenser la dispersion de l’identité, du soi, que représente la pression du travail et la dispersion de l’énergie dans le travail.

 

C’est une manière de produire de l’intelligence. Intelligence de soi, intelligence du monde.  Apprendre à penser son expérience dans le sens ou la définissait J.Bruner[6]et qui n’a rien à voir avec la puissance cognitive et la capacité de rationalisation. Ce n’est pas tant raisonner l’expérience que de laisser résonner le vécu.

 

 

 

III)  Elaborer et faire évoluer son identité professionnelle 

A) D’un point de vue individuel

a) prendre comme objet de travail sa professionnalité pour ajuster en permanence son identité professionnelle à sa mission 

L’outil analyse de pratique a comme principale finalité de développer le professionnalisme des acteurs.

C’est un outil  de professionnalisation en continu pour ceux qui, comme les managers, les formateurs, les éducateurs, sont eux-mêmes leur propre outil de travail.  Cette notion de professionnalisme[7]renvoie à l’idée de développer une capacité à produire un discours sur sa pratique. Rendre les acteurs de l’entreprise capable de produire un discours sur leur activité c’est leur donner la possibilité de développer une certaine conscience d’eux même. Il y a entre la conscience et le discours une relation d’inter-développement : plus on parle de son activité plus on en devient conscient et plus on est conscient plus le discours sur l’activité est élaboré, précis et fin.

A l’instar de ce que disait Boileau[8]on peut énoncer le corolaire suivant : ce qui s’énonce clairement  montre qu’on le conçoit bien.

Comme le disent souvent les managers ou les formateurs dans les feed back « Ce n’est pas tant que je fais différemment, mais maintenant je le fais consciemment et ça change tout »

La conscience de soi c’est d’abord la conscience de ses limites : jusqu’où je peux aller trop loin sans me mettre en danger. Le travail d’analyse de pratiques est bien un travail sur la professionnalité[9]des acteurs. Avoir une idée claire de ses possibles et de ses limites quel meilleur projet pour développer l’efficience et garantir sa propre sécurité.

C’est à cette condition qu’un acteur peut développer un identité professionnelle affirmée et adaptable

D’autant plus dans ces champs d’activité en mutation permanente que sont le management ou la formation, ou l’identité est plutôt protéiforme, questionner sa professionnalité est une nécessité et peut être même une compétence professionnelle en tant que telle.

 

 

 

B) d’un point de vue collectif

Dans les entreprises les managers ressentent tous un sentiment de solitude. Ils ont du mal à confier leurs difficultés autant à leurs collaborateurs qu’à leur hiérarchie. L’émergence du coaching dans ces métiers est l’observable d’un réel besoin d’avoir un interlocuteur pour réfléchir. Mais l’interaction avec un agent extérieur, s’il peut solder le besoin de parler, ne permet pas de sortir de la solitude dans la mesure ou tant qu’ils ne sont pas constitué en catégorie, groupe d’influence, les managers ont du mal à devenir des interlocuteur pour l’entreprise. Il est nécessaire de créer les conditions de l’élaboration d’un corps constitué des managers pour qu’ils puissent à la fois élaborer une culture partagée du management et qu’ils puissent devenir des interlocuteurs légitime du système.

C’est une opportunité pour « faire communauté » avec ses pairs permet entre autre de compenser l’incitation à la compétition et la perte du collectif qu’engendre l’organisation taylorienne du travail. C’est le moyen de leur permettre d’exister institutionnellement comme un corps constitué qui peut à ce moment là devenir un interlocuteur légitime pour l’institution. C’est à cette condition que la parole élaborée collectivement peut influencer le système dans lequel elle est. 

 

 Ce sont là les conditions de la santé professionnelledu management intermédiaire.  Souvent pris dans des situations de double contrainte, ils peuvent cesser d’en incarner l’aspect paradoxal par mise à distance, un dézoomage systémique qui leur donne le recul nécessaire à la prise de conscience. La double contrainte et le paradoxe est inhérent à la position de manager intermédiaire. Pour eux la question n’est pas de ne plus avoir de double contrainte et de ne plus être dans le paradoxe. La question est d’apprendre à les voir pour vivre avec et les rendre fructueux. Ce qui menace leur santé professionnelle c’est l’effort soutenu qu’ils font pour tenter de vivre hors du paradoxe et de la double contrainte. Or le paradoxe est le lieu du vrai. Il ne s’agit donc pas d’en sortir mais de faire avec. Cesser de vouloir que les choses ne soient pas idéales.

 

 

 

 

 

[1]Quelques éléments de réponse se trouvent dans les articles suivants  et on pourra aussi consulter l’ouvrage :  "attention management ! " pour une description de la méthode et la transcription d’entretiens qui illustrent cette pratique.

- Peut on apprendre à être attentif ? http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2015/03/6302-peut-apprendre-etre-attentif/

- L’attention consciente une ressource essentielle en management http://www.4tempsdumanagement.com/1-42-L-attention-consciente-une-ressource-essentielle-en-Management_a5850.html?preview=1

[2]Voir l’article : l’acteur symptome   http://www.4tempsdumanagement.com/L-ACTEUR-SYMPTOME_a5897.html

 

[3]Pierre Hadot :  « La philosophie n'est pas une construction de système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi ». In La Philosophie comme manière de vivre 

[4]Pierre Hadot :  « On reconnaîtra aussi un exercice du mode de vie philosophique dans le discours de méditation, qui est en quelque sorte un dialogue du philosophe avec lui-même. Le dialogue avec soi-même est un usage répandu dans toute l'Antiquité ».in Qu'est-ce que la philosophie antique? 

[5]Dispute est emprunté {v. 1170) au latin disputare « mettreau net après examen et discussion»

[6]J. Bruner : l’idéogramme chinois transcrivant la pensée combine les traits de tête et ceux de cœur. Dommage qu’il ne comporte pas aussi celui de « autre » car il illustrerait à merveille notre propos.

[7]Professus : (1155 )«déclaration publique de ses sentiments, ses idées ou sa foi»

 

[8]Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément.

[9]Professionnalité au sens de wittorski : contenu et contour d’une profession.

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